DANS UN BATTEMENT D’AILES
La première fois que Silas Hamer entendit l’Appel, c’était par une nuit de février où soufflait un vent violent. Avec son ami Dick Borrow il revenait d’un dîner chez Bertrand Seldon, le célèbre psychiatre, Borrow était plus taciturne que d’habitude, et Hamer lui avait demandé, avec une certaine curiosité, à quoi il pensait. La réponse fut assez inattendue :
— J’étais en train de me dire que, de toutes les personnes réunies ici ce soir, deux seulement pouvaient se prétendre heureuses ; et, aussi étrange que cela puisse paraître, ces deux personnes sont vous et moi.
« Étrange » était bien le mot, car on ne pouvait trouver deux hommes plus différents que Richard Borrow, le clergyman tout dévoué à sa paroisse malgré de faibles moyens, et Silas Hamer, le milliardaire dont l’immense fortune faisait envie à beaucoup.
— C’est curieux, reprit Borrow, mais je crois que vous êtes le seul homme riche que je connaisse personnellement.
Hamer garda le silence un instant. Quand il parla, son ton avait changé :
— Lorsque j’ai commencé, je n’étais qu’un minable petit vendeur de journaux. Je voulais alors posséder ce que j’ai maintenant : les agréments et le luxe que procure l’argent. Mais je ne souhaitais pas vraiment la puissance qu’il représente. Je désirais la fortune pour la dépenser sans compter, à des fins égoïstes. Vous voyez, je vous parle sans détours. On dit que l’argent ne peut pas tout acheter : c’est exact. Il n’en reste pas moins qu’il peut me procurer tout ce que je désire, et par conséquent je suis satisfait. Voyez-vous, mon ami, je ne suis qu’un affreux matérialiste.
Le vif éclairage qui régnait dans le quartier où ils se trouvaient semblait venir confirmer ses paroles. Hamer était douillettement engoncé dans un épais manteau doublé de fourrure, et la lumière soulignait les plis de graisse qui alourdissaient son menton. Borrow, qui marchait à côté de lui, était son vivant contraste avec son visage d’ascète et ses yeux que la foi rendait brillants.
— C’est vous que je n’arrive pas à comprendre, répondit Hamer.
Borrow sourit.
— Je vis au milieu de la misère, du besoin, de la faim, autrement dit de toutes les souffrances de la chair. Mais une puissante vision me soutient. Ce n’est pas facile à comprendre à moins d’avoir la foi, ce qui, je crois, n’est pas votre cas.
Hamer répondit avec une certaine véhémence :
— Je ne crois qu’à ce que je peux voir, entendre ou toucher.
— C’est bien ce qui nous différencie tous les deux. Enfin… Bon, eh bien, bonsoir. La terre va m’engloutir maintenant.
Ils étaient arrivés devant une bouche de métro où Borrow allait s’engouffrer pour rentrer chez lui.
Hamer poursuivit seul sa route. Il se félicitait d’avoir renvoyé sa voiture ce soir et de marcher ainsi sous l’air vif et glacé, bien au chaud dans sa pelisse fourrée.
Il s’apprêtait à traverser la rue mais s’arrêta au bord du trottoir en apercevant un bus qui venait dans sa direction. Il aurait eu le temps de traverser, mais il préféra attendre car il n’avait aucune envie de se presser.
Subitement il vit un homme, ou plutôt un lamentable déchet d’humanité, s’effondrer en plein milieu de la chaussée. Il devait être ivre. Hamer entendit un cri, vit l’autobus freiner désespérément et aperçut enfin un amas de guenilles inerte sur le pavé.
Des badauds s’agglutinèrent comme par enchantement autour de deux policiers et du conducteur de l’autobus, mais le regard de Hamer restait rivé sur la masse sans vie qui était encore il y a quelques secondes un homme comme lui. Il ne put réprimer un frisson.
— Vous avez rien à vous reprocher, mon vieux, fit un gros homme près de lui. Vous pouviez rien faire. Il était flambé…
Hamer dévisagea celui qui venait de lui adresser la parole. La pensée qu’il aurait pu éventuellement sauver la victime ne lui avait pas un instant traversé l’esprit. Pourtant, si lui-même avait été aussi imprudent, il aurait pu se retrouver… Il écarta cette pensée et s’éloigna de l’attroupement. Il tremblait de tous ses membres et dut s’avouer qu’il avait peur, terriblement peur de la mort… De cette mort qui pouvait frapper avec une vitesse et une cruauté inouïes aussi bien les riches que les pauvres.
Il hâta le pas, mais cette peur subite qui s’était emparée de lui le glaçait maintenant jusqu’aux os. Cela l’étonna quelque peu car il ne se laissait pas facilement impressionner d’habitude. Quelques minutes plus tôt, une terreur comme celle-là n’aurait pu l’effleurer, sans doute parce qu’il ne mesurait pas encore très bien à quel point la vie pouvait être précieuse. En fait, il n’était vulnérable qu’à une seule menace : celle de la mort, cette force destructrice aveugle…
Il tourna le coin de la rue et emprunta un passage sombre qui, entre deux hautes murailles, lui offrait un raccourci pour arriver jusque chez lui, dans cette maison célèbre pour les trésors artistiques qu’elle renfermait. La rumeur de la rue s’étant atténuée, le seul bruit qu’il put entendre bientôt fut celui, assourdi, de ses pas.
Soudain, dans l’obscurité, devant lui, monta un autre son. Un homme, assis contre un mur, jouait de la flûte. Ce devait être un de ces musiciens ambulants que l’on rencontre souvent dans les quartiers riches. Mais pourquoi avait-il choisi cet endroit isolé alors qu’à cette heure la police… ? Les réflexions du milliardaire furent brusquement interrompues lorsqu’il s’aperçut que le musicien n’avait pas de jambes et que deux béquilles reposaient contre le mur à côté de lui. En prêtant mieux l’oreille, on pouvait se rendre compte également que ce n’était pas de la flûte qu’il jouait mais d’un étrange instrument dont la tonalité était plus haute, plus claire que celle d’une flûte.
Sans prêter attention au nouvel arrivant, l’homme continuait de jouer. Il avait la tête renversée en arrière, comme si la béatitude que lui procurait sa musique la soutenait. Et les notes s’élevaient gaiement, de plus en plus haut.
L’air qu’il jouait était bizarre lui aussi. En réalité, ce n’était pas une véritable mélodie, mais une phrase musicale unique, sans cesse répétée, qui semblait se faire annonciatrice d’une sorte d’extase libératrice.
Hamer n’avait jamais rien entendu de pareil. Cette mélodie était vraiment curieuse, comme génératrice de force. Il s’appuya des deux mains contre le mur le plus proche de lui, car il venait d’être subitement saisi par une sensation insolite : la conscience vague qu’il lui fallait à tout prix demeurer sur terre. Il constata alors que l’instrument s’était tu et que l’infirme tendait le bras vers ses béquilles ; mais il s’aperçut en même temps que lui, Silas Hamer, était en train de s’agripper comme un dément à une saillie du mur pour combattre le sentiment inexplicable qu’il quittait la terre et que la musique l’emportait.
Il se mit à rire. Cette idée était parfaitement ridicule : il était bien évident que ses pieds n’avaient pas décollé du sol. Mais il n’en avait pas moins eu une étrange hallucination. Des petits coups, frappés sur le pavé, lui indiquèrent que l’infirme s’éloignait. Il le suivit du regard jusqu’à ce que l’ombre l’ait englouti.
Il reprit sa marche plus lentement. Il ne parvenait pas à effacer de sa mémoire la troublante sensation qu’il avait éprouvée lorsque la terre avait paru se dérober sous ses pieds.
Soudain, cédant à une impulsion irréfléchie, il fit volte-face et s’élança dans la direction qu’avait prise le musicien. Ce dernier n’avait pu parcourir beaucoup de chemin, il serait donc facile de le rattraper. Dès qu’il aperçut la silhouette qui avançait laborieusement, il cria :
— Ohé ! Ohé ! Attendez !
L’autre s’arrêta et resta immobile sans se retourner, attendant que Hamer arrive à sa hauteur. Un réverbère était allumé juste au-dessus de lui, éclairant en plein son visage. Stupéfait, Hamer retint sa respiration : l’homme avait le plus beau visage qu’il ait jamais vu. Il était impossible de lui donner un âge déterminé ; certes, ce n’était plus le visage d’un enfant, et pourtant l’impression dominante qui s’en dégageait était la jeunesse et la vigueur.
Hamer ne savait pas comment entamer la conversation. Il finit par dire en hésitant :
— Écoutez… J’aimerais savoir… Quel est cet air que vous joutez tout à l’heure ?
L’inconnu sourit.
— C’est un vieil air, un très vieil air… Il remonte à des siècles.
Sa voix était pure et sa diction parfaite, mais, à son accent, il ne devait pas être anglais ; Hamer avait d’ailleurs du mal à lui attribuer une nationalité bien définie.
— Vous n’êtes pas anglais. D’où venez-vous ?
L’infirme sourit une nouvelle fois :
— Je viens de l’autre côté de la mer, monsieur. Je suis arrivé il y a longtemps, très, très longtemps.
— Vous avez dû avoir un grave accident. Est-ce récent ?
— Cela s’est passé il y a déjà quelque temps, monsieur.
— Quelle terrible chose : perdre ainsi les deux jambes…
— Cela va mieux, dit l’homme avec un calme impressionnant. (Puis, regardant son interlocuteur d’un air grave :) Elles étaient diaboliques.
Hamer lui glissa un shilling dans la main et s’éloigna, encore ébranlé par cette rencontre et vaguement inquiet.
« Elles étaient diaboliques… » Quelle étrange formule ! De toute évidence, l’homme avait subi une opération à la suite d’une grave maladie, mais sa dernière réflexion ne laissait pas d’intriguer.
Plongé dans ses pensées, Hamer regagna enfin son domicile. Il tenta sans succès d’écarter l’incident de sa mémoire. Étendu dans son lit, somnolent à moitié, il entendit une horloge du voisinage sonner 1 heure, tintement clair suivi d’un grand silence. Mais ce silence fut bientôt rompu par un bruit familier, et Hamer sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine. L’infirme aux béquilles jouait à quelque distance de là ! Le chant de la flûte était toujours très joyeux et répétait la petite phrase que Hamer avait déjà entendue.
— C’est incroyable, murmura-t-il. On jurerait que les notes ont des ailes !…
De plus en plus claire, de plus en plus haute, la mélodie entraînait Hamer avec elle. Il ne résistait plus car elle l’emportait toujours plus haut. C’était comme une envolée triomphale. Où s’arrêterait-elle ? Pourtant, presque aussitôt, quelque chose de pesant, d’insistant ramenait obstinément Hamer vers la terre.
Il observa un moment la fenêtre qui lui faisait face, puis, soupirant, il sortit un bras de sous le drap. Ce geste lui parut étonnamment laborieux à exécuter. En même temps, il avait l’impression que le lit moelleux dans lequel il était couché l’étouffait ; les lourds rideaux, qui faisaient un écran opaque à la lumière et à l’air, l’oppressaient. Le plafond donnait l’impression de s’abaisser vers lui pour l’écraser. Il haletait, il ne pouvait plus respirer. Il essaya de bouger sous les couvertures, mais la pesanteur de son corps lui paraissait insupportable.
— Je voudrais vous demander conseil, Seldon.
Le psychiatre écarta sa chaise de la table. Il se demandait précisément quel pouvait bien être le but de ce dîner en tête-à-tête organisé par le milliardaire. Il avait peu vu Hamer depuis l’hiver, et il avait l’impression, ce soir-là, que son ami avait changé.
— Voici, reprit le milliardaire. Je… Quelque chose me tourmente.
Seldon le considéra en souriant :
— Vous me paraissez pourtant en parfaite santé.
— Il ne s’agit pas de cela.
Hamer s’interrompit un instant avant d’ajouter plus calmement :
— Je crois que je deviens fou.
L’autre leva les yeux et le dévisagea :
— Tiens ! Et qu’est-ce qui vous donne cette impression ?
— C’est à cause de… quelque chose qui m’est arrivé, quelque chose d’inexplicable, d’irrationnel. Comme ça ne peut pas être vrai, j’en déduis que je deviens fou… si je ne le suis pas déjà.
— Si vous commenciez par m’expliquer ce que vous ressentez ?
Hamer poursuivait son idée :
— Je ne crois pas au surnaturel, je n’y ai jamais cru. Mais ceci dépasse… C’est vrai, vous avez raison : je ferais mieux de tout vous raconter depuis le début. Cela remonte à l’hiver dernier, un soir que j’avais été dîner chez vous.
Il narra brièvement l’épisode de l’autobus puis en vint à sa rencontre avec l’infirme :
— C’est là que tout a commencé. Je suis incapable de vous décrire exactement la sensation que j’ai éprouvée, mais je peux vous dire en tout cas que c’était une sensation merveilleuse, qui ne ressemblait à rien que j’aie pu déjà éprouver ou rêver. Elle s’est répétée depuis ; pas tous les soirs, mais de temps en temps. Il y a d’abord cette musique, puis le sentiment d’être emporté dans l’espace, un vol bref, et enfin cette terrible secousse qui me ramène vers la terre, suivie d’une douleur atroce. La douleur du réveil, en fait. C’est un peu comme lorsqu’on est en montagne : vous savez, lorsqu’on redescend et que l’on a de plus en plus mal aux oreilles. La douleur que je ressens s’apparente à cela, mais en beaucoup plus intense, et s’accompagne de l’affreuse sensation d’un poids qui m’étouffe…
Il s’interrompit un instant avant de poursuivre :
— Mes domestiques croient déjà que je suis fou. Comme je ne pouvais plus supporter ni toit ni murs, j’ai fait aménager un endroit, en haut de ma maison, muni de nombreuses fenêtres, sans aucun meuble, ni tapis, bref, sans rien qui risque de me donner cette impression d’étouffement. Mais, même ainsi, les maisons qui m’entourent me paraissent presque aussi oppressantes. Il me faudrait la pleine campagne, un endroit où je pourrais vraiment respirer…
Hamer observa un instant le spécialiste et demanda :
— Que pensez-vous ? Pouvez-vous m’expliquer ce phénomène ?
— Hum ! fit Seldon. Je vois plusieurs hypothèses. Ou bien l’on vous a hypnotisé, ou bien vous vous êtes hypnotisé vous-même. Votre système nerveux est ébranlé, ou alors il peut s’agir simplement d’un rêve.
Hamer secoua la tête :
— Aucune de ces explications ne me convient.
— Il y en a d’autres. Seulement, on n’y croit pas en général. Êtes-vous sûr d’être prêt à les admettre ?
— Oui. Il existe bien des choses que nous ne pouvons pas comprendre ni expliquer en termes de logique. Nous avons quantité de questions à élucider, et je crois qu’il est bon de ne pas se faire d’idées préconçues.
Il s’arrêta un instant comme pour réfléchir.
— Que me conseillez-vous de faire ?
Seldon se pencha en avant :
— Je peux vous donner un conseil parmi d’autres : quittez Londres et allez chercher votre « pleine campagne ». Vos cauchemars vont cesser.
— Non, je ne peux pas, répondit vivement Hamer. J’en suis arrivé au point de ne plus pouvoir me passer de ces cauchemars, et même de ne pas souhaiter m’en débarrasser.
— Je l’avais deviné. Dans ce cas, une autre solution consisterait à retrouver cet infirme auquel vous attribuez toutes sortes de pouvoirs surnaturels. Parlez-lui, faites disparaître l’envoûtement.
Hamer secoua une nouvelle fois la tête sans rien dire.
— Vous ne voulez pas non plus ? fit Seldon. Pourquoi ?
— Parce que j’ai peur, répondit le milliardaire presque à voix basse.
Seldon eut un mouvement d’impatience :
— N’accordez pas à tout cela une signification exagérée. Par exemple, cet air qui a marqué le début de votre envoûtement, à quoi ressemble-t-il ?
Hamer le fredonna. Le visage de Seldon prit une expression étonnée :
— Cela ressemble un peu à l’ouverture de Rienzi. Il y a quelque chose d’entraînant, comme si cet air avait, comment dire… des ailes. Seulement, moi, je ne quitte pas la terre. Vos « envolées » sont-elles toujours pareilles ?
— Oh, non ! (Hamer se pencha en avant.) Elles prennent régulièrement de l’ampleur, et chaque fois ma vision s’en trouve élargie. C’est difficile à expliquer. J’ai toujours conscience à un moment donné que j’atteins un certain degré où la musique m’emporte. Pas d’un seul coup, mais par une succession de vagues dont chacune monte plus haut que la précédente. Et cela, jusqu’à un endroit que l’on ne peut dépasser. J’y reste quelques instants avant d’être ramené en arrière. En réalité, il ne s’agit pas vraiment d’un endroit mais plutôt d’une sorte d’état d’âme. Je ne l’ai pas compris dès le début, mais, au bout d’un certain temps, j’ai commencé à m’apercevoir que j’étais entouré d’autres images, lesquelles semblaient attendre que je sois capable de les voir. Imaginez un tout petit chat : il a des yeux bleus, mais au début il ne peut rien voir parce qu’il est aveugle et doit apprendre à regarder. Il en a été de même pour moi : mes yeux et mes oreilles d’homme ne me servaient à rien, mais il existait un sens qui leur correspondait. Et ce sens n’avait pas été développé parce qu’il n’avait rien de terrestre. Petit à petit, ça s’est amplifié. J’ai eu la sensation de la lumière, puis du son, enfin de la couleur. Tout cela était très vague ; je sentais l’existence des objets, mais je ne les voyais pas ni ne les entendais. Ensuite, j’ai d’abord aperçu une lumière qui est devenue plus forte et plus nette. Puis de grandes étendues de sable rouge çà et là, et de longues lignes droites qui faisaient penser à des canaux.
Seldon, dont l’attention grandissait, intervint :
— Des canaux ? Continuez, c’est très intéressant.
— Pourtant, cela n’avait aucune importance et ne comptait déjà plus. Ce qui importait, c’était les objets que je ne voyais pas encore mais que je percevais instinctivement. J’entendais un bruit qui ressemblait à des battements d’ailes. Des ailes qui étaient, sans que je puisse vraiment les voir, magnifiques. Rien de comparable ici-bas. Alors, j’ai continué à avancer et je les ai vues enfin. Les ailes !… Oh ! Seldon, les ailes !…
— Mais qu’était-ce donc ? Des hommes ? Des anges ? Des oiseaux ?
— Je ne sais pas, je ne les distinguais pas encore très bien. Mais leur couleur… Oh ! cette couleur ! Il n’y a rien de pareil sur la terre.
— À quoi ressemblait cette couleur ? insista Seldon. De quoi se rapprochait-elle le plus ?
Hamer fit un geste d’impatience :
— Comment pourrais-je vous la décrire ? Autant essayer d’expliquer la couleur bleue à un aveugle. Cette couleur d’aile, vous ne l’avez jamais vue.
— Et ensuite, que s’est-il passé ?
— C’est tout. Je ne suis pas allé plus loin. Mais chaque fois le retour était plus douloureux. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi car je suis sûr que mon corps ne quitte pas le lit. Et, à l’endroit où j’arrive, je sais qu’il n’y a aucune présence réelle. Alors pourquoi est-ce aussi douloureux ?
Seldon hocha la tête sans répondre. Hamer reprit :
— Le retour est affreusement pénible. Cette sensation d’être tiré en arrière qui s’accompagne d’une douleur dans chaque membre, chaque nerf… J’ai l’impression que mes oreilles vont éclater. Et puis vient l’atroce sentiment de pesanteur, d’oppression, comme si j’étais en prison. Pourtant je ne rêve que d’air, de lumière, d’espace. D’espace surtout, pour pouvoir respirer. Je veux être libre !
— Et que deviennent les autres sensations auxquelles vous accordiez jusque-là tant d’importance ?
— C’est bien là le pire : j’y tiens autant, si ce n’est plus qu’auparavant. Et tout – le confort, le luxe, le plaisir – me paraît livrer combat sans relâche contre l’influence des ailes… Je me demande comment tout cela va finir.
Le médecin garda le silence. Le récit qu’il venait d’écouter était fantastique. S’agissait-il d’une illusion, d’une hallucination sans fondement logique, ou bien ce qu’il contenait était-il réel ? Dans ce cas, pourquoi était-ce Hamer précisément qui avait été choisi ? Lui, le matérialiste qui ne jurait que par ce qu’il pouvait toucher, aurait dû être le dernier à voir les images d’un autre monde.
Hamer observait le psychiatre avec angoisse, attendant une réponse. Au bout d’un moment, Seldon dit avec embarras :
— Il vous faut patienter… voir ce qui va se passer maintenant.
— C’est impossible. Je vous répète que je ne peux pas, et ce que vous venez de me dire prouve que vous ne me comprenez pas. Cette lutte épouvantable me déchire. Cette bataille entre… entre…
Hamer cherchait désespérément ses mots. Son regard, perdu dans le vague, était chargé de tristesse. Enfin il reprit :
— Je ne sais pas comment décrire ce phénomène. Mais ce que je sais en tout cas, c’est que la situation est insupportable et que je n’arrive pas à me libérer.
Seldon secoua la tête. Il se sentait aux prises avec l’inexplicable. Il fit une dernière suggestion :
— Si j’étais vous, j’essayerais de retrouver cet infirme.
Mais tout en regagnant son domicile ce soir-là, il se murmurait à lui-même : « Des canaux !… Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?… »
Le lendemain matin, Silas Hamer sortit de chez lui d’un pas plus assuré. Il s’était décidé à suivre le conseil de Seldon et à se mettre en quête de l’infirme. Pourtant il était certain d’avance que ses recherches seraient vaines, car l’intéressé devait avoir disparu aussi complètement que si la terre l’avait englouti.
Les bâtiments sombres qui bordaient la ruelle avaient l’air sinistre et mystérieux. En un seul endroit, à mi-chemin, il y avait un trou dans un mur, et cette ouverture laissait passer un rayon de lumière dorée qui éclairait quelqu’un assis par terre… Oui, c’était bien lui : l’infirme ! Ayant posé ses béquilles contre le mur, à côté de son instrument de musique, il était en train de couvrir la pierre de dessins avec des craies de couleur. Il en avait déjà achevé deux qui représentaient des paysages très beaux et très délicats, avec des arbres et un étang dont l’eau semblait presque vraie.
Hamer fut repris par ses doutes. Était-ce là un simple musicien ambulant, un artiste des rues, ou quelqu’un d’autre ? Perdant soudain tout sang-froid, le milliardaire s’écria brutalement :
— Qui êtes-vous ? Pour l’amour de Dieu, dites-moi qui vous êtes !
L’infirme tourna la tête vers lui et se contenta de sourire. Hamer s’énervait de plus en plus :
— Pourquoi ne répondez-vous pas ? Parlez ! Mais parlez donc !
C’est alors qu’il s’aperçut que l’inconnu était en train de dessiner, avec une incroyable rapidité, sur une grande pierre plate. Il suivit des yeux le mouvement de la craie. Des arbres immenses prirent forme, puis, sur un rocher, il vit un homme qui jouait de la flûte. Cet homme avait un visage magnifique et des jambes de… bouc ! La main de l’infirme bougea plus vite encore. L’homme était toujours assis sur le rocher, mais les jambes de bouc avaient disparu, et ses yeux rencontrèrent ceux du milliardaire.
— Elles étaient mauvaises, dit-il.
Hamer le regarda avec stupeur, car le visage qui lui faisait face était semblable à celui du dessin ; mais il était d’une étrange beauté, comme s’il s’était purifié de tout, ne laissant place qu’à une intense joie de vivre.
Hamer se détourna et se mit à courir dans le passage pour fuir et retrouver la lumière du soleil. « C’est impossible ! » se répétait-il à haute voix. « C’est impossible ! Je suis fou, je rêve. » Mais il était hanté par le visage, et ce visage était celui du dieu Pan…
Il entra dans le parc et s’assit sur une chaise. L’endroit était presque désert. Seules, des nurses surveillaient des enfants, assises à l’ombre des arbres et, çà et là, des hommes étaient allongés dans l’herbe. L’expression « misérable vagabond » représentait pour Hamer le comble du dénuement. Mais, ce jour-là, il se mit à envier ceux auxquels elle s’appliquait. Ils lui apparaissaient maintenant comme les seuls êtres libres : ils avaient la terre sous les pieds, le ciel au-dessus de la tête, le monde entier pour se promener. Ils n’étaient ni captifs ni enchaînés.
Puis tout à coup, en un éclair, il comprit ce qui l’attachait à la terre et à quoi il tenait tellement : la fortune. Il l’avait considérée comme sa force, sa puissance, et à présent il mesurait pleinement les conséquences de son choix : c’était son argent qui l’emprisonnait…
Était-ce bien cela ? N’y avait-il pas par hasard une vérité profonde qu’il n’avait peut-être pas encore su discerner ? S’agissait-il de l’argent lui-même ou bien de l’amour qu’il lui portait ? Il était garrotté par des liens qu’il s’était lui-même créés, et qui n’étaient pas la fortune à proprement parler mais le culte qu’il lui vouait.
Il voyait maintenant très clairement les deux forces antagonistes qui l’écartelaient : d’un côté le matérialisme sur lequel il avait fondé sa vie ; de l’autre son adversaire, l’Appel impérieux des Ailes. Or, si l’une combattait, l’autre refusait l’affrontement direct. Elle ne voulait pas s’abaisser à combattre et préférait appeler, appeler sans cesse. Et Hamer l’entendait, cette voix. Si nettement même qu’il croyait presque en distinguer les paroles. « Vous ne pouvez pactiser avec moi », semblait-elle lui dire, « car je suis supérieure à vous. Si vous me suivez, il faut renoncer à tout le reste et briser les chaînes qui vous rattachent à la matière, car seuls les hommes libres vous conduiront où je vais. »
— Je ne peux pas ! cria Hamer. Je ne peux pas !
Quelques personnes dans le parc se retournèrent pour regarder cet original qui parlait tout seul.
Donc on lui demandait un sacrifice, et, qui plus est, le sacrifice de ce qui lui était le plus cher et formait comme partie intégrante de lui-même. Une partie intégrante… Il se souvint de l’homme sans jambes.
— Mon dieu, qu’est-ce qui vous amène ici ? interrogea Borrow.
De toute évidence, la présence de Hamer détonnait un peu dans la paroisse dont s’occupait son ami, au fin fond de ce quartier perdu de Londres.
Le milliardaire sourit :
— J’ai écouté de nombreux sermons qui expliquaient comment il fallait agir quand on disposait d’une fortune, et je suis venu vous dire : « Vous aussi, vous allez désormais être riche. »
— Voilà qui est très généreux de votre part, répondit Borrow, quelque peu surpris. Une grosse souscription, peut-être ?
Hamer eut un rire bref :
— Je crois plutôt que je vais vous donner jusqu’à mon dernier penny.
— Quoi ?
Hamer expliqua son projet sur un ton très assuré. Borrow n’en revenait pas :
— Vous voulez dire que vous allez faire don de toute votre fortune pour venir en aide aux pauvres du quartier ? Et que je serai chargé de la gérer ?
— C’est bien ça.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?
— C’est impossible à expliquer vraiment, dit Hamer lentement. Vous souvenez-vous de notre conversation, en février dernier, au sujet des visions ? Eh bien, une vision me hante, voilà tout.
— C’est magnifique ! s’écria Borrow dont les yeux s’étaient illuminés.
Hamer fit un geste de la main :
— Il n’y a rien là de magnifique, vous savez. Peu m’importe la pauvreté qui règne dans ce quartier : les gens n’ont besoin que d’argent. J’ai été très pauvre, moi aussi, et je ne le suis plus. Seulement, maintenant, il est temps que je me décharge de ma fortune. Comme je ne veux pas que des sociétés avides s’en emparent, je préfère vous la confier. Nourrissez les corps et les âmes. Les premiers de préférence ; je sais de quoi je parle : j’ai eu faim, moi aussi, autrefois. Enfin, vous ferez comme vous voudrez.
Borrow balbutia :
— C’est la première fois que…
— Tout est réglé, poursuivit Hamer. Les hommes de loi ont fait leur travail, et moi, j’ai signé tous les actes. Inutile de vous dire que j’ai été très occupé depuis quinze jours. Vous savez, il est presque plus difficile de se débarrasser que d’amasser une fortune.
— Mais vous avez bien gardé quelque chose ?
— Pas un penny, dit gaiement Hamer. (Il se mit à rire :) En réalité, ce n’est pas tout à fait vrai : j’ai quatre pence en poche.
Laissant son ami à sa surprise, il sortit de la maison paroissiale et emprunta une série de petites rues étroites et sordides. Les paroles qu’il venait de prononcer de façon si insouciante lui revinrent à l’esprit avec une résonance pénible : « Pas un penny… » Il n’avait rien gardé de toute sa richesse, et maintenant il avait peur. Peur de la misère, de la faim, peur du froid. La conscience du sacrifice accompli ne lui était pas douce. Pourtant il avait l’impression de ne plus sentir peser sur lui la menace permanente que sa situation impliquait jusque-là. La rupture de la chaîne l’avait déchiré, mais la vision de la liberté venait le réconforter. Ses nouveaux besoins matériels étaient évidemment susceptibles d’obscurcir l’Appel, mais non de l’anéantir. Car il se rendait compte à présent qu’il s’agissait de quelque chose d’immortel.
L’automne commençait à régner, et le vent devenait de plus en plus froid. Hamer frissonna. Puis la faim se mit à le tenailler. Il avait oublié de déjeuner, et cet événement, inhabituel jusqu’alors, le confrontait impitoyablement à l’avenir. N’était-il pas invraisemblable qu’il ait tout abandonné ? Le confort, la chaleur d’un toit… Un moment, son corps se rebella ; mais il éprouva bientôt un délicieux sentiment de liberté.
Il regarda autour de lui et hésita. Il se trouvait près d’une station de métro, avec quatre pence en poche. L’idée lui vint de s’en servir pour gagner le parc où, quinze jours auparavant, il s’était amusé à observer ceux qui profitaient de quelques moments d’oisiveté. Excepté cette résolution, il écarta tout autre projet d’avenir, car il croyait sincèrement être devenu fou. Les gens sains d’esprits n’agissent pas comme il venait de le faire. Pourtant, s’il en était ainsi, la folie était alors chose extraordinaire et merveilleuse.
Oui, il allait se rendre au parc. De plus, effectuer le voyage en métro revêtait pour lui une signification particulière, en représentant à ses yeux toute l’horreur d’une vie d’étouffement, de claustration. Quand il en sortirait, il se retrouverait au milieu de la nature et de ces arbres qui cachent la menace oppressante des agglomérations urbaines.
L’ascenseur l’emporta rapidement vers les profondeurs. L’atmosphère était lourde et triste. Hamer s’arrangea pour se tenir le plus à l’écart possible de la foule, tout au bord du quai. Sur sa gauche s’ouvrait le tunnel d’où le train allait surgir dans un instant. Il éprouvait de nouveau dans cet endroit sinistre l’atroce sensation d’oppression qu’il voulait fuir désormais. Il n’y avait personne dans les abords immédiats, hormis un jeune homme affalé sur la banquette de la station et qui paraissait ivre.
Le grondement de métro monta tout à coup dans le tunnel. Le jeune homme quitta alors son siège et se porta en titubant à la hauteur de Hamer. Là, au bord du quai, il tourna la tête dans la direction du tunnel.
Alors tout se passa si vite que la réalité même parut devenir irréelle. Le jeune homme perdit l’équilibre et bascula sur la voie. Mille pensées envahirent aussitôt Hamer. Il revoyait une masse sombre écrasée par un autobus et entendait une voix rauque qui disait : « Vous avez rien à vous reprocher, mon vieux. Vous pouviez rien faire, il était flambé… »
En un éclair, il prit conscience que lui seul pouvait sauver la vie du jeune homme, car personne d’autre n’était suffisamment proche pour intervenir. Et le train allait surgir inexorablement du tunnel…
Malgré toutes les pensées qui l’assaillaient, il se sentait d’une étonnante lucidité. Il n’avait qu’une seconde pour prendre une décision. Il savait aussi qu’il avait toujours peur de la mort, une peur épouvantable ; que l’aventure était désespérée ; et qu’il allait sacrifier inutilement deux existences.
Aux yeux des témoins de la scène qui se trouvaient à l’autre extrémité du quai, il parut n’y avoir aucun intervalle entre la chute du garçon et le bond que fit l’homme pour le rejoindre. Déjà le train débouchait du tunnel, ses freins désormais impuissants…
Hamer avait saisi le garçon dans ses bras. Il n’était poussé par aucune impulsion généreuse, et son corps tremblant ne faisait qu’obéir à la force mystérieuse qui le poussait au sacrifice. Dans un ultime effort, il rejeta le jeune homme sur le quai, mais perdit lui-même l’équilibre et retomba en arrière.
D’un seul coup sa peur s’éteignit. Le monde matériel ne le tenait plus dans son étau. Il crut un instant entendre les gais accents de la flûte de Pan, puis, plus près, plus fort, il perçut le battement joyeux d’une multitude d’ailes qui l’enveloppaient et l’emportaient…
(Traduction de Maxime Barrière.)